Le rapport Sadosky
Le besoin de réparer se renforça en moi à chaque fois que je dénichais, au hasard de mes lectures, une preuve que le Nain Jaune aurait pu être informé de la destination réelle des trains bondés de la déportation.
Longtemps je me suis demandé ce que savaient sur le sort des Juifs déportés, à l’été 1942, les Renseignements généraux de la préfecture de police de Paris — qui surveillaient tout ce qui respirait dans la capitale — ou le 2e bureau de l’avenue de Tourville. Deux outils majeurs d’information auxquels avait accès le très puissant directeur de cabinet de Pierre Laval.
Et un jour, le voile se déchira.
Un document déterré par l’historien Laurent Joly dans un dossier judiciaire d’épuration fut publié à Paris en novembre 2009. Il acheva de me tournebouler. Ce livre capital[16], sorti sans susciter de tsunami médiatique, fait craquer l’ultime digue de défense du Nain Jaune en confirmant que l’exécutif vichyste, lors des grandes rafles de l’été 1942, était à même de connaître l’ampleur de la destruction des Juifs d’Europe; par un canal qui, pour tout gouvernement, reste digne de considération: les Renseignements généraux. Le cabinet de Laval était même en mesure d’en apprendre une partie du calendrier. Cet ouvrage très bien présenté par Joly est essentiellement constitué du rapport rédigé par un certain Louis Sadosky, inspecteur principal adjoint des RG (au sein de la SSR, section spéciale de recherche, rebaptisée 3e section en 41), qui fut remis le 20 juillet 1942 à son supérieur, le commissaire Lanteaume. Mais le contenu de ce texte avait bien dû être évoqué lors de son débriefing à la préfecture de Paris deux mois auparavant puisque Lanteaume l’avait prié de l’écrire sans rien omettre, et en prenant tout son temps: son importance ne lui avait pas échappé.
Le brigadier-chef Sadosky avait été, du 2 avril au 8 mai 1942, embarqué par la Gestapo à Berlin, au Polizeipräsidium de Berlin (préfecture de police), où il fut interrogé en tant que prisonnier-témoin — un statut équivoque qui lui valut une détention douce — afin d’éclaircir une banale affaire d’agent double; en raison de sa connaissance très fouillée des « colonies » étrangères établies en France (notamment des milieux allemands antinazis).
Son rapport manuscrit (qui ne peut donc être soupçonné de traficotages ultérieurs) nous permet de suivre l’odyssée d’un agent des Renseignements généraux — collaborationniste à courte vue, également chargé du « rayon juif » — au cœur de l’appareil répressif nazi: à la sinistre « Alex » (le bâtiment, dont une aile était occupée par la Gestapo, donnait sur l’Alexanderplatz). Ces pages tiennent à la fois de la confession chagrine, du compte rendu circonstancié très précis, du plaidoyer justificatif (contre quel lâchage les Allemands l’ont-ils relâché ?) et du documentaire sur ce que pensaient ou racontaient à cette date les sous-officiers de la Gestapo. Incroyablement bavards; comme si le pire avait déjà été intégré à la norme culturelle de ces policiers qui, en service, ne prenaient même plus la peine de tenir leur langue devant un agent français.
En novembre 2009, en pleine sortie de la suite de Fanfan {Quinze ans après), je lisais ce livre étrange entre deux interviews avec malaise lorsque, de battre, mon cœur s’arrêta net. Pages 137 et 138, le peu sympathique Sadosky rapporte — en vrai professionnel dénué d’affect — une conversation dont il semble ne pas mesurer la portée; tant, dans le contexte berlinois, elle a l’air de couler de source et, déjà, de ne plus choquer personne.
Deux inspecteurs, sous-officiers de la Gestapo, Anders et Synak, l’ont fort amicalement emmené visiter ce qui subsiste d’un quartier juif de Berlin où des gens en sursis errent « marchant rapidement, tête baissée, comme des personnes craintives et honteuses » (sic). L’un des deux gestapistes, très au fait des chiffres, indique à l’agent français qu’il reste encore 63 000 Juifs à Berlin et il ajoute (les mots sont tirés du rapport):
« Chaque jour, des convois de Juifs sont formés à destination de l’Est et nous pensons qu’en 1943, il ne restera plus un seul Juif à Berlin.
— Où les conduit-on ? demande Sadosky.
— Dans le Gouvernement général [portion de la Pologne non intégrée au Reich].
— Le gouvernement allemand n’aurait-il pas l’intention de créer dans le Gouvernement général un ghetto universel ?
— Oh non, lui répond bravement l’inspecteur SS, ce n’est pas l’intention du chancelier Hitler, mais au contraire celle de la destruction complète et à jamais de la race [sic]. Dans le Gouvernement général, les Juifs ne vivent pas longtemps » (fin de la citation).
Sadosky ne sursaute pas.
Tout cela est dit avec un tel naturel…
Il vient d’apprendre, mi-avril 42, l’existence de la Solution finale de la bouche d’un agent de la Gestapo du service IV E 3. Sadosky déglutit à peine, en prend acte et passe à un autre sujet; comme si ce n’était pas capital à ses yeux.
Ce rapport, remis deux mois plus tard au commissaire Marc Lanteaume — déporté près de trois années en Allemagne — n’a pas été déposé dans un vague grenier mais bien réclamé par l’un des chefs des RG à Paris, qui a laissé à son auteur suffisamment de disponibilité pour le rédiger avec sérieux. Au cœur même de l’appareil de renseignement français. Le Nain Jaune pouvait donc avoir accès à cette information; à condition de la réclamer aux RG. Le brigadier-chef Sadosky, policier scrupuleux, a continué par la suite à traquer des Juifs sur le sol français et à les faire déporter en pleine connaissance de cause. Cet incroyable rapport, établi avec une minutie toute professionnelle comme le note Joly (j’ai vu, on m’a rapporté que, etc.), en atteste. L’Etat vichyste — à la préfecture de Paris en tout cas — savait ce qu’il advenait des déportés juifs; donc Laval savait ou à tout le moins pouvait savoir.
Ce qui donne une tout autre couleur aux propos émouvants du Nain Jaune à ma sœur Nathalie: « Ma chérie, je ne savais pas où allaient les trains… » Si c’est vrai, pourquoi Jean n’a-t-il pas donné un coup de téléphone aux Renseignements généraux ? Ils étaient tenus de lui répondre. Ou, s’il l’a lancé, cet appel, comment a-t-il ensuite pu continuer à collaborer ? A moins qu’il l’ait appris et qu’il ait préféré ne pas croire Sadosky… pour ne pas remettre en question l’économie générale de ses croyances, de ses fidélités et de son engagement. Un doute sérieux lui eût sans doute coûté sa raison d’être.
Pourtant, la protestation très officielle du Consistoire Général des Israélites de France, adressée au chef du gouvernement français et datée du 25 août 1942[17], est aussi lucide qu’abrupte: « Le Consistoire Central ne peut avoir aucun doute sur le sort final qui attend les déportés, après qu’ils eurent subi un affreux martyre. Le Chancelier du Reich n’a-t-il pas déclaré dans son message du 24 février 1942: “Ma prophétie, suivant laquelle au cours de cette guerre, ce ne sera pas l’humanité aryenne qui sera anéantie, mais les Juifs qui seront exterminés, s’accomplira (…)”. Ce programme d’extermination a été méthodiquement appliqué en Allemagne et dans les pays occupés par elle, puisqu’il a été établi par des informations précises et concordantes que plusieurs centaines de milliers d’Israélites ont été massacrés en Europe orientale (…). Les personnes livrées par le Gouvernement Français ont été rassemblées sans aucune discrimination, quant à leurs aptitudes physiques, que parmi elles figurent des vieillards, des femmes enceintes, des enfants confirme que ce n’est pas en vue d’utiliser les déportés comme main d’oeuvre (…), mais dans l’intention bien arrêtée de les exterminer impitoyablement et méthodiquement (…) ». Jean Jardin eut-il le cœur de lire et de méditer cette lettre coupante, longue de quatre pages et argumentée, reçue au cabinet de Laval fin août 1942 ? L’une de ses fonctions — si l’on en croit son biographe Pierre Assouline — n’était-elle pas d’examiner le courrier envoyé au chef du gouvernement pour en extraire les documents jugés urgents ? D’autant plus que Jean connaissait personnellement son auteur.
Pour ma part, j’incline fortement à penser que le Nain Jaune chercha à connaître la destination des trains de la déportation; car Robert Kiefe (secrétaire général du Consistoire général de l’époque) signale dans ses fameux carnets que Jean Jardin lui a demandé de « lui fournir des précisions sur le massacre de 11 000 Juifs en Pologne par gaz toxique ». Cette information fut même publiée dans la courageuse revue J’accuse (n° 2, octobre 1942), émanation du MNCR (Mouvement national contre le racisme) qui cherchait depuis la fin juin 1942 à sensibiliser les Français aux « menées antijuives ». On ignore si Kiefe écrivit ou non la lettre réclamée par Jean; mais cette demande étonnamment précise de renseignements indique qu’après l’été 1942, il se doutait clairement de quelque chose. Donc qu’une partie de lui avait déjà admis la possibilité de l’horreur. Personne ne doute dans le vide, surtout quand on est à même de préciser au secrétaire général du Consistoire français: « 11 000 Juifs en Pologne par gaz toxique ». Ces trois mot — Juifs, Pologne et gaz — en disent trop ou pas assez[18].
Mais le plus incroyable dans le destin de cet accablant rapport Sadosky reste peut-être le fait qu’il ait été, pendant aussi longtemps, étrangement invisible — comme le Boudin des Frank, trop visible pour être vu; même lorsque Sadosky, un traqueur de Juifs borné, fut traduit devant ses juges épurateurs à la Libération. Ces derniers disposaient de ce document très incriminant pour lui — le policier Sadosky avait donc remis ses proies juives aux Allemands en sachant parfaitement qu’elles étaient destinées à être liquidées — mais ils ne virent pas ce qui y était explicitement rapporté. Un peu comme l’historien Laurent Joly, pourtant très affûté, qui eut certes le flair extraordinaire de retrouver cette liasse manuscrite dans le dossier judiciaire Sadosky aux Archives nationales mais qui, en page 31 de l’ouvrage publié par le CNRS, en conclut — avec une prudence d’historien qui l’honore — que ce rapport confirme que la Shoah était sue dès le printemps 42 par de modestes sous-officiers SS et qu’il accable… cette fripouille de Sadosky.
Sans affirmer que ce témoignage fondamental prouve surtout que Vichy pouvait savoir ou savait; car, jusqu’à preuve du contraire, il entre dans les obligations des Renseignements généraux de renseigner le chef du gouvernement.
Mais si Joly semble ne pas insister sur ce qui me frappe, moi, dans son document majeur (tout en reproduisant en fac-similé les pages manuscrites clés du rapport Sadosky), sans doute est-ce tout simplement parce que sa névrose — nous en avons tous ! — est distincte de la mienne. Mon hérédité blessée m’a rendu si sensible à ces interrogations ! Sommes-nous tous condamnés à ne percevoir que ce qui résonne avec nos douleurs ? A moins que Laurent Joly, en historien émérite, n’ait pas tiré les mêmes conclusions que moi par souci d’éviter un anachronisme; car cette révélation fracassante passe bien dans le récit de Sadosky pour quelque chose de quasi normal, ne méritant aucun étonnement.
Lorsque j’ai refermé ce livre désespérant, j’ai repris le combat pour développer Lire et faire lire. A marche forcée. Il me fallait une dose d’espoir, de réparation aussi. Un jour, nous réussirons à faire des Français un peuple du livre.